|
|
|
|
Lien Université de Waterloo |
Les littératures de la francophonie canadienne: Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Ontario, Manitoba François Paré Département d’études françaises University of Waterloo (Ontario) Fragmentation et effervescence C’est au tournant des années 1970, au moment où s’affirme haut et fort le nationalisme québécois, que prennent naissance les littératures du Canada francophone actuel. En effet, la fragmentation relativement rapide de l’ancien espace canadien-français, dont le Québec s’était graduellement détaché tant sur le plan territorial qu’identitaire, entraîne ailleurs l’émergence de collectivités francophones distinctes, découpées selon les frontières des provinces et des régions du Canada. Partout, à l’exception du Québec, le français est une langue minoritaire, soumise à de fortes pressions assimilatrices, en dépit de politiques gouvernementales assez favorables depuis la fin des années 1960. Partout également, la littérature joue un rôle de premier plan dans l’affirmation et la reconnaissance de ces collectivités nouvelles. En Acadie (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Ile-du-Prince-Édouard), en Ontario et au Manitoba, on assiste à une véritable effervescence littéraire et artistique, nourrie par le théâtre, la poésie et la chanson. Acadiens, Franco-Ontariens et Franco-Manitobains ne se reconnaissent guère dans le nationalisme et l’unilinguisme proposés par les gouvernements successifs au Québec. Leur existence repose sur d’autres bases, plus diffuses, que motivent un profond désir d’accommodement et un attachement aux valeurs d’un État canadien bilingue et multiculturel. Bien que des rapprochements importants avec les milieux québécois soient survenus au cours des dernières années, les Acadiens, les Franco-Ontariens et les Franco-Manitobains continuent d’entretenir aujourd’hui des rapports assez difficiles avec le Québec et cherchent à affirmer leurs particularités parmi les sociétés francophones en Amérique du Nord. En marge de l’Amérique anglophone La conscience d’appartenir à des collectivités résolument minoritaires a façonné profondément les littératures du Canada francophone actuel à l’extérieur du Québec. En Acadie, une nouvelle génération de poètes et de romanciers a permis de renverser des années d’oppression et de silence et de susciter une étonnante modernité littéraire, capable de s’approprier la difficile histoire de ce peuple, déporté autrefois aux quatre coins de l’empire colonial franco-britannique. A ce titre, les oeuvres d’Herménégilde Chiasson, de France Daigle, de Dyane Léger et de Guy Arsenault constituent des lieux-phares de l’histoire récente de l’Acadie. En Ontario français, le mouvement d’affirmation identitaire, né dans la région minière de Sudbury au début des années 1970, s’est fondé sur le drame d’une culture dominée linguistiquement et économiquement, dont il fallait par le théâtre et la poésie marteler l’existence autant acharnée que précaire. Certains écrivains importants, des poètes et dramaturges surtout comme Patrice Desbiens, Robert Dickson, Jean Marc Dalpé et Michel Ouellette, ont fait de l‘invisibilité réelle et symbolique de la communauté franco-ontarienne le centre de leur oeuvre. Enfin, mais dans une moindre mesure, étant donné la taille relative de la collectivité francophone au Manitoba, une littérature franco-manitobaine est apparue dès le milieu des années 1970. Parmi les écrivains importants, il faut noter le poète Paul Savoie, les romanciers Simone Chaput et J.R. Léveillé La migration des identités Si les premières oeuvres, publiées entre 1970 et 1980, se sont concentrées sur les problèmes d’identité et sur les rapports de pouvoir entre la majorité anglophone et la minorité francophone, les oeuvres subséquentes ont plutôt cherché à déplacer le problème de l’affirmation collective vers des lieux esthétiques plus expérimentaux et plus formels. Ces déplacements n’ont pas signifié nécessairement la mise au rancart de la question cruciale de la survie collective et de la recherche de la différence au sein d’un continent nord-américain à l’uniformité hégémonique. Chez un romancier très important, natif d’Ottawa, comme Daniel Poliquin, les personnages, souvent migrants, ne cessent de faire état des transformations de l’identité au coeur de leur histoire personnelle. De la même manière, le théâtre de Jean Marc Dalpé et de Michel Ouellette, les oeuvres plus récentes de Jean Babineau et d’Éric Cormier en Acadie, la poésie d’Éric Charlebois ou de Margaret Michèle Cook, ou encore le théâtre de Jean-Marc Dugas, pour ne nommer que ceux-là, continuent de problématiser les modes d’expression particulier de communautés linguistiques et culturelles, façonnées par leur longue histoire de résistance à l’assimilation. Du même souffle, pourtant, d’autres écrivains, en Ontario français notamment, cherchent à se défaire des limites d’une telle problématique, trop liée à leurs yeux aux contextes socio-politiques et identitaires. C’est le cas, par exemple, des poètes franco-ontariens Andrée Lacelle, Arash Motashami-Maali, Andrée Christensen et Hédi Bouraoui, et de la poète et romancière acadienne France Daigle, dont les récits éclatés ont obtenu récemment une reconnaissance médiatique très importante. Toutes ces oeuvres oscillent donc entre le collectif et le singulier, entre la dénonciation et l’acceptation des conditions d’existence de la minorité, et enfin entre la conformité au sens et la rupture même des formes littéraires. Deux langues entrelacées A l’inverse de la société québécoise contemporaine, affirmant sa différence linguistique claire, les minorités francophones au Canada ne cessent d’évoquer plutôt la complexité des rapports entre les langues et la richesse de leur entrelacement. Nombre d’oeuvres littéraires mettent en scène la coexistence de deux identités linguistiques, à certains moments irréductibles jusqu’au tragique de la dépossession de soi, à d’autres moments chargées, au contraire, d’un immense potentiel libérateur. Le récit lumineux de Patrice Desbiens, L’homme invisible/The Invisible Man, met ainsi côte à côte les deux versants linguistiques d’une histoire qui est à la fois la même et une autre. Chez le romancier Jean Babineau ou le poète Gérald Leblanc, la phrase est marquée par le glissement continuel des codes et l’incertitude linguistique qui fait l’originalité de la langue française, telle qu’elle est parlée dans plusieurs régions de l’Acadie. Chez ces deux auteurs, la coexistence du français et de l’anglais éclaire l’appartenance des cultures francophones du Canada à une Amérique plurielle, tolérante de toutes les identités concurrentes, diglossiques jusque dans ses marges. Dans l’oeuvre de Patrice Desbiens, comme dans l’ensemble du théâtre franco-ontarien, l’entrelacement des langues fracture profondément le sujet minoritaire et entrave plutôt sa quête d’unité et d’affirmation. Ces textes, ludiques ou tragiques, se donnent à lire comme des lieux de rencontre, des « entre-deux», où le sens glisse, devient incertain, miroite entre des codes linguistiques tant complémentaires que concurrents. Une volonté de s’organiser et de durer Depuis une quarantaine d’années, les Acadiens, les Franco-Ontariens et les Franco-Manitobains se sont dotés d’infrastructures institutionnelles remarquables qui permettent aujourd’hui de produire et de diffuser des oeuvres littéraires de toutes les tendances. Certes, la circulation des livres reste toujours freinée par la pénurie de librairies et de bibliothèques francophones. Malgré de fortes avancées sur le plan des médias et des programmes universitaires, ces littératures sont confinées le plus souvent à la marginalisation et même au silence. Cependant, on ne saurait nier l’apport des nombreuses compagnies théâtrales, des radios et télévisions éducatives, des périodiques culturels et littéraires (Liaison, Éloizes, Virages, Port Acadie), des centres de recherche et des maisons d’édition qui, établies à Sudbury, Ottawa, Toronto, Moncton et Saint-Boniface, ont publié et fait connaître des centaines d’oeuvres et d’auteurs, travaillant dans les marges à la fois fragiles et résistantes d’une autre Amérique francophone. Toutes ces institutions ne suffiront pas à assurer la permanence de ces collectivités, mais elles confirment pour l’instant leur puissant désir de durer et de s’épanouir, en se servant du terreau même de leur marginalité culturelle. Là réside justement, dans ces tensions fertiles, tout l’intérêt de ces littératures du Canada francophone actuel. Francois Paré Né à Longueuil (Québec), professeur titulaire à l'Université de Waterloo (Ontario), François est l'auteur de nombreuses études sur les littératures francophones du Canada et sur les écrivains français de la Renaissance. Son premier ouvrage, Les littératures de l'exiguïté, lui a valu en 1993 le Prix du Gouverneur Général du Canada. Il est aussi l'auteur de Théories de la fragilité (Le Nordir, 1994), de Traversées (Le Nordir, 2000, en collaboration avec François Ouellet) et de La distance habitée (Le Nordir, 2003). Ce dernier ouvrage vient de remporter le Prix littéraire Trillium 2004. Il vit actuellement à Kitchener dans le sud de l'Ontario. |
|||||
enregistrements © 2004 Annie Toussaint production accents graves Québec 2003-2004 |