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Université du Luxembourg ; biographie
D'Land

Frank Wilhelm



Le paysage littéraire grand-ducal et son volet francographe

Professeur de littérature française et francophone à l’Université du Luxembourg
Vice-président des Amis de la Maison de Victor Hugo à Vianden
Collaborateur externe du centre national de littérature à Mersch


Le site cybernétique que voici entend présenter un aspect insoupçonné d’un pays de la « vieille Europe » plus connu pour sa place financière que pour ses créations intellectuelles. Pourtant, le Grand-Duché minuscule (60 x 80 km environ, 451.000 habitants au 1er janvier 2004, dont 38,1 % d’étrangers), enclavé entre la France, la Belgique et l’Allemagne, se distingue par le fait qu’il n’a pas une seule, mais trois littératures nationales. En effet, chacune des langues utilisées couramment dans cet État indépendant depuis 1839 engendre une création littéraire.

C'est pour des questions vitales que les Luxembourgeois sont devenus polyglottes au fil du temps, car l'ancien Duché de Luxembourg (sous l’Ancien Régime), puis Département des forêts (sous la Ière République et le Ier Empire français), Grand-Duché depuis 1815 (Congrès de Vienne), a connu de nombreux occupants, certains de langue allemande, d'autres de langue française. Le français était depuis le Bas Moyen Âge la langue de la Cour, de la diplomatie, de la Justice et de la haute administration, qui n'avaient recours à l'allemand que dans leurs contacts avec le bas peuple. Réservé aux usages nobles et solennels, le français n'était parlé par le peuple que dans deux quartiers de l'ancien duché que le Luxembourg allait perdre en vertu de traités internationaux : le Luxembourg français (Paix des Pyrénées en 1659) et le Luxembourg belge (partage de 1839). Depuis, ce qui reste du grand-duché, c'est le quartier naturellement germanophone. De ce dernier, l’on peut dire aussi qu’il est dialectophone, puisque le luxembourgeois est un dialecte germanique, il est vrai considérablement métissé de mots français adaptés.

En 1843, la bourgeoise luxembourgeoise, côtoyant les forces prussiennes qui occupaient la forteresse de sa capitale, s'est donné légalement un régime linguistique et scolaire dont les principes fondamentaux sont toujours en vigueur. L'enfant est d'abord scolarisé en allemand, mais au fur et à mesure des différentes classes du lycée, le français s'impose comme langue véhiculaire. Loin d'être la langue réservée à la bourgeoisie, comme au XIXe siècle où hommes d'affaires, membres de professions libérales et hauts fonctionnaires l'écrivaient dans leurs bureaux et le parlaient jusque dans leurs familles, le français est aujourd'hui, du fait de la très forte présence en Luxembourg de résidents et frontaliers francophones ou d'origine latine, une langue minimale de communication orale, voire d'intégration sociale. Depuis une vingtaine d’années, le luxembourgeois est utilisé de plus en plus souvent comme langue parlée, voire écrite officielle, mais commence seulement à être enseigné méthodiquement. Il s’agit d’un dialecte francique-mosellan de l’ouest, présentant jadis d’importantes variantes régionales (accent, prononciation, lexique). Une loi, votée à l’unanimité par la Chambre des Députés en 1984, a entériné le régime linguistique de fait en prévoyant l'emploi administratif et judiciaire du français (avec une primauté certaine pour le droit et la législation), de l'allemand et du luxembourgeois. Depuis, le luxembourgeois s’est considérablement standardisé en raison de son emploi dans la presse, la correspondance familiale, les annonces officielles. Du reste, « la langue nationale des Luxembourgeois est le luxembourgeois ».

Le choix d'une langue littéraire oblige l'auteur(e) également à prendre une certaine option culturelle, soit qu'il veuille se conformer aux limites de la koinè pratiquée par tous les autochtones sans exception, soit qu'il veuille s'inscrire par un effort d'adaptation cosmopolite dans le vaste contexte de la germanographie ou de la francographie. Même si certain(e)s écrivain(e)s s'expriment en deux, voire en trois langues (comme Émile Hemmen, Anise Koltz, Félix Molitor, George Érasme Muller ou Claudine Muno), cela ne veut pas dire qu'ils / elles abordent la littérature sous le même angle. Certains sujets se traitent mieux dans telle langue que dans telle autre. L’auteur(e) qui s'exprime en plusieurs langues se livre à un délicat exercice d'équilibre entre germanité et francité : c'est le fondement identitaire même de la granducalité. Par ce néologlisme, je désigne la singularité culturelle de pays qui est le dernier au monde à porter le nom de Grand-Duché

C'est à partir du premier quart du XIXe siècle, alors que le « Gibraltar du Nord », selon l'expression du général républicain Lazare Carnot, était toujours un important enjeu politique et militaire pour les pays voisins, qu'apparaissent les premières publications dans les trois langues. Le premier livre en allemand, la plaquette poétique Rudolph und Adelhaid, de Louis Marchand, sort en 1826 à Luxembourg ; le premier livre en luxembourgeois, le recueil poétique E' Schrek ob de' Lezeburger Parnassus, d'Antoine Meyer, y est publié en 1829 ; le premier livre en français, le roman Marc Bruno. Profil d'artiste, de Félix Thyes, est édité à Bruxelles en 1855. Après l'accession à l'indépendance, en 1839, les Grand-Ducaux ont pu se forger lentement une conscience nationale, à l'éclosion de laquelle leur production littéraire tripartite n'est pas étrangère.

La plus fertile des trois littératures luxembourgeoises, la plus accessible au public habitué à la presse grand-ducale majoritairement germanophone, est assurément la littérature en langue allemande, fortement concurrencée depuis quelque vingt ans par la littérature en langue luxembourgeoise. La littérature de langue allemande a peut-être le mieux assimilé la réalité socioéconomique. Si le luxembourgeois a aujourd'hui la cote auprès du grand public, il n'en a pas toujours été ainsi, l'allemand se lisant plus facilement que ce dialecte francique-mosellan de l’Ouest dont l'orthographe a mis plus d'un siècle et demi à se fixer : elle est aujourd’hui mi-étymologique, mi-phonétique. Aussi l'allemand a-t-il pu être considéré par certains historiens comme une forme écrite du luxembourgeois réservé aux genres de l'oralité (théâtre paysan et populaire, chansons, poésies lyriques). La littérature en patois a longtemps été associée, grâce au talent indéniable de certains de ses pionniers (Dicks, Lentz, Rodange), à une société encore essentiellement rurale et agricole. La langue maternelle faisant davantage vibrer les cordes affectives, l’usage du luxembourgeois répond à un besoin identitaire primaire et spontané, comme celui de l'allemand à un moindre degré. Depuis les années 1980, la littérature luxembourgographe est entrée de plain-pied dans l’époque post-moderne grâce à des romanciers ou dramaturges de talent comme Roger Manderscheid, Guy Rewenig ou Paul Greisch, qui ne figurent pas sur ce site.

Globalement on peut dire que les littératures en langues allemande et luxembourgeoise génèrent des œuvres proches du vécu de leur public, correspondant à la sensibilité générale, alors que la littérature de langue française, produite par et pour la bourgeoisie, donne des œuvres plus distantes où le concret luxembourgeois est moins à son aise, mais où l'écrivain peut davantage s'inscrire dans l'universel ou, au contraire, cultiver ses propres lubies loin des préoccupations matérielles ou sociales. Pratiqué longtemps par certains intellectuels à l’image d’un Marcel Noppeney (première moitié du XXe siècle) comme antidote au pangermanisme perçu comme menaçant, le français donne lieu à un réflexe identitaire au second degré, plus cérébral, mais non moins essentiel car induisant comme une seconde nature. La littérature luxembourgeoise d'expression française, dont la seule existence dans un pays plus proche de la germanophonie tient du miracle, est la plus modeste pour ce qui est de la quantité des publications, mais présente un intérêt certain du point de vue de la créativité, dans la mesure où la pratique du français et du projet de civilisation qu'il implique permet de s'affranchir du modèle allemand ressenti autrefois comme envahissant ou du modèle anglo-saxon de nos jours.

À la fin du siècle dernier, l’on a pu observer l’émergence d’un d'un nouveau paysage littéraire luxembourgeois, d'une nouvelle conception de l'écriture où celle-ci devient son propre enjeu, comme nous l'apprennent maints auteurs contemporains à l’image des francisants Claude Bommertz, José Ensch, Anise Koltz, Félix Molitor, Tom Reisen, René Welter. Certains de leurs confrères cultivent la « nouvelle fable » affranchie des contraintes du « Nouveau Roman » et mettent en scène leur être dans le monde dans des textes fortement autoréférentiels, comme Jean Portante, Lambert Schlechter, Jean Sorrente ; d’autres illustrent le café-théâtre (Claude Frisoni) ou encore le roman noir revisité par la critique sociale parodique (Tullio Forgiarini), d’autres encore donnent une forme littéraire ciselée à leur témoignage humanitaire (Georges Érasme, Nic Klecker) ou féministe (Angela Boeres-Vettor, Claudine Muno, Anne Schmitt).

Mais pour un si petit pays, dont le public littéraire potentiel se scinde en trois aires linguistiques et dont les traditions intellectuelles ne remontent pas très loin dans le passé, les problèmes qui se posent aux éditeurs dans le domaine des belles-lettres sont nombreux. Rares sont les ouvrages littéraires qui arrivent à s'autofinancer, la plupart des livres ont recours à des subsides accordés par le Ministère de la Culture, le Fonds culturel national ou le mécénat, voire à l’édition à compte d’auteur ou de type associatif. Un Centre national de Littérature ouvert en 1995 (www.literaturarchiv.lu) et divers prix littéraires dans les trois langues se veulent un encouragement à la création, mais l'enseignement luxembourgeois accorde encore trop peu d'intérêt aux écrivain(e)s autochtones. On notera tout de même qu’à l’Université du Luxembourg (www.uni.lu), qui remplace depuis 2003 l’ancien Centre universitaire et divers instituts d’enseignement post-secondaire, fonctionne une section d’Études luxembourgeoises où sont proposés des cours sur la langue luxembourgeoise et sur les trois littératures. Les centres d'études et séminaires de certaines universités (Belgique, France, Italie, Roumanie, Bulgarie, Ukraine, Tunisie, Québec, Louisiane) commencent à s'intéresser à la littérature francographe grand-ducale. Il en va de même pour l’étude de la littérature de langue luxembourgeoise aux Universités de Trèves et de Namur. Le plus ancien musée littéraire grand-ducal fonctionne depuis 1935 dans la maison où Victor Hugo à Vianden (www.victor-hugo.lu) a passé deux mois et demi comme réfugié politique après la Commune, en 1871.

Quant aux l'écrivain(e)s luxembourgeois(es), leur statut encore mal défini oscille entre le dilettantisme du plus grand nombre et le (semi-)professionnalisme de quelques-un(e)s. Mais, malgré un public potentiel désespérément réduit, on n'a jamais publié tant de livres luxembourgeois. La diffusion prend des formes de plus en plus diversifiées : coéditions avec l'étranger, traductions, adaptations cinématographiques et télévisuelles, présence internationale des écrivains et des critiques universitaires luxembourgeois, participations à des foires aux livres, des salons, des colloques littéraires, des promotions médiatiques, etc. Toutefois, aucune des trois littératures n'a encore produit un écrivain mondialement reconnu, même Edmond Dune, dont une pièce (Les Taupes, 1957) a été créée au Théâtre du Vieux-Colombier à Paris, n'a pas réussi de percée significative.

Le plurilinguisme, une nécessité initiale devenue un atout revendiqué et cultivé par une attitude volontariste, permet au pays de s'ouvrir sur le monde et de trouver accès à l'universel. Le Luxembourg et ses écrivain(e)s savent désormais que la production littéraire, sa qualité et son succès dépendent moins du choix de la langue d'expression que de l'authenticité du témoignage. Dans ce contexte, le plurilinguisme tel qu’il résulte des données historiques est un atout qui protège contre la tentation du repli linguistique sur soi comme réaction à l’unification politique et économique de l’Europe ou encore à la globalisation.
Frank WILHELM

Écrire à Frank Wilhelm

Frank Wilhelm est né à Echternach en 1947. Il est titulaire d’un doctorat de l’Université de Paris-IV Paris-Sorbonne, portant sur la littérature luxembourgeoise de langue française. Il est membre de plusieurs comités de rédaction de revues spécialisées. Il a publié de nombreuses études, portant notamment sur Victor Hugo, les écrivains luxembourgeois de langue française, la réception littéraire du Grand-Duché de Luxembourg, la francophonie.

Professeur au Centre universitaire de Luxembourg, responsable du Centre d’études et de recherches francophones.

Collaborateur scientifique externe du Centre national de littérature (Maison Servais à Mersch).

Correspondant pour le Grand-Duché de Luxembourg de :
-Revue d’histoire littéraire de la France (Paris),
-L’année francophone internationale (Québec, Université Laval),
-Francophonie vivante (Bruxelles),
-Cahiers francophones d’Europe centre-orientale (Pécs, H, Vienne, A).

Vice-président des Amis de la Maison de Victor Hugo à Vianden, responsable de la rénovation muséographique à l’occasion du bicentenaire de l’écrivain (réouverture prévue en mai 2002).


Publications majeures en volume
Le Grand-Duché de Luxembourg dans les Carnets de Victor Hugo, en collaboration en collaboration avec le professeur Tony Bourg, Luxembourg, 1985.

Victor Hugo touriste à Treves, sur la Moselle et la Sarre allemandes, en collaboration avec Michelle Reusch-Duhamel, Trèves (D), 1989.
Le Théâtre dans le théâtre. Le cinéma au cinéma, Carnières-Morlanwelz, Luxembourg, 1998.

« Dictionnaire de la francophonie luxembourgeoise », numéro hors série La Francophonie du Grand-Duché de Luxembourg des Cahiers francophones d’Europe centre-orientale, 1999.

Victor Hugo et l’Idée des Etats-Unis d’Europe, Luxembourg, 2000.

Victor Hugo sympathisant des communards, lors de son séjour luxembourgeois de 1871, Luxembourg, 2001.



enregistrements © 2002 Annie Toussaint
production accents graves 2002 et 2004